Le hasard et la nécessité

                 Philippe Lavil a trop fait danser pour être pris au sérieux ; souvenez-vous « A la cali -, à la cali -, à la cali - / Fourchon mes amis c’est ouap » ou encore « Avec les filles je ne sais pas / Je ne sais pas / Quand il faut ou quand il faut pas … ». Ce n’était certes pas le cri du Gainsbourg au bord de l’anamour. Mais Lavil l’antillais introduisait, dès 1969 (année érotique), les secousses de la biguine dans la variété française et comme le bon rhum, il se bonifierait en prenant de la bouteille. Fort de son expérience, d’échecs et de succès mêlés, c’est un Lavil mûri qui entamera une seconde carrière au seuil des annés 90 (« Mon seul plan de carrière, c’est l’émotion… ») : c’est ce Lavil-là, de « 25 ans d’age » que nous avons rencontré.

                 Le 26 septembre 1947 naissait à Fort-de-France Philippe de la Villejégu du Fresnay. La mère et l’enfant se portaient bien : le père put bientôt retourner s’occuper de sa plantation de bananes. Quand il parle de son île, Philippe de la Vill’ est lyrique : « Mes parents, mon frère et moi vivions dans une très jolie petite maison coloniale, en bois. Un intérieur très simple. De petits carrelages, un jardin… Et tout autour, la grosse végétation antillaise : la départementale la plus proche, à peine carrossable, était à six kilomètres. Nous pêchions des écrevisses, nous montions à cheval. » Un silence un demi-sourire ironique : « Ca peut ressembler à une imgae d’Epinal, mais pas trop. »

                 Philippe Lavil passe discrètement sur sept siècles de noblesse bretonne, ceux de son père, et une distillerie, celle de sa mère, héritière des rhums Bally. L’image qu’il retient est celle d’un agriculteur qui se lève à quatre heures du matin « pour travailler dur, sous le cagnard, mais (qui) garde du temps pour aller pêcher avec ses enfants ». S mère, elle, « chantait divinement bien ». Elle se rendit en France métropolitaine en 1945-46, sur les conseils de Louis Jouvet qui avait tourné en Martinique pendant la guerre. « Mais elle s’est trompée de métro et n’a jamais eu le rendez-vous qui aurait pu la conduire vers l’art lyrique sourit Philippe, nostalgique d’une époque qu’il n’a pas connue. Deux ans plus tard, je naissais et, plus tard encore, je voulais faire ce métier… » Vous avez dit : prédestination ?

                En 1960, une dure épreuve attend Philippe de la Villejégu : le retour en métropole. Heureusement, l’établissement scolaire qui l’accueille lui ménage une transition. D’abords, c’est dans la Drôme. Ensuite son prof de français est fan de jazz (« il travaille aujourd’hui encore sur le son continu »). Son prof de gym est un comédien, Pierre Rousseau. Enfin, son prof d’anglais s’appelle Graeme Allwright. Simplement. Vous avez dit : hasard ? Et ce n’est pas tout : apres des études secondaires plutôt littéraire dans la banlieue chic ouest de Paris (Le Chesnay, Garches). Philippe intègre (en 1968…) une école de commerce. Normal. Juste en face des disques Barclay…
« J’avais monté des groupes, se souvient Philippe : tendance Beatles, Presley. Je jouais de la guitare et un peu de batterie. Notre chanteur… il est aujourd’hui rédacteur en chef au Figaro-Magazine - et écrivain… » Les parents-gâteau ne résistent pas longtemps aux volontés musicales de leur héritier. En 1969, Philippe rencontre, par l’intermédiaire d’un ami, deux formidables faiseurs de tubes : Michel Delancray et Mya Simill. Ils le font entré chez Barclay, la porte en face, et lui écrivent «  A la califourchon ». Succès immédiat : Philippe termine sa deuxième année d’école de commerce…

Commence alors une période à faire rêver les profanes : celle du jeune chanteur à succès, qui vogue de 45 tours en 45 tours. 1970 : « Avec les filles je ne sais pas », sur une musique de Billy Bridge. 1971 : premier album en guise de résumé des épisodes précédents. «  Avec les filles… » était la chanson d’un mec de 22 ans, avec une bonne tronche, objective aujourd’hui Philippe Lavil. Il m’aurait fallu prendre du recul, mais nous sortions trois 45t par an. Nous sommes partis dans un truc surtout axé sur les rapports de séduction. Et moi, je pensais plus à m’amuser qu’à bosser. » Philippe parle des filles dans ses chansons, on lui prête donc toutes les liaisons du monde. Une seule est attestée, la fréquentation, vers 1974 de Caroline de Monaco : comme pour clôturer une sale période, celle des années 72-73. « Un certain succès est aussi difficile à gérer que l’échec, ironise Philippe. On a droit à tout : les parasites, les casse-couilles, les fêtes en ville. C’est marrant, mais faut arrêter. » Alors, Lavil arrête. Pour digérer. Peut-être aussi pour chanter autre chose : mais les contrats d’époque sont en bois massif et les changements de registre, inenvisageables.

Suivent, de 1975 à 1978, des années en demi-teinte, chez WEA. Seul succès notable : « Hey Mister Lee », musique de Philippe Lavil soi-même, paroles de Didier Barbelivien. C’est avec lui (et Michel Héron) que Philippe Lavil renoue avec le succès, en 82, grâce à « Il tape sur des bambous » (RCA). Et la fine équipe remet ça en 1985 avec «  Elle préfère l’amour en mer »… Comme un bonheur n’arrive jamais seul, Philippe a entre-temps épousé la femme de sa vie : le succès ne va plus le lâcher.

Si l’on devait chercher un point commun à ces vingt dernières années, ce serait la volonté de Philippe de dominer aussi l’écriture, paroles et musiques : « Dès 1973 je me suis senti obligé d’acheter un Revox, de bosser, d’écrire des chansons. » En 1992, sur le bel album Y’a pas d’hiver, il a écrit ou co-écrit les paroles de sept morceaux sur douze, et les musiques de quatre : carton plein pour « Touché en vol », en duo avec Edith Lefel, superbe écho au « Kolé Séré » de 1987, entièrement, lui, signé Kassav’ : paroles Jocelyne Béroard, musique Jean-Claude Naimro.

CHORUS : Il y a deux ans vous m’aviez confié votre déception « de voir à quel point notre musique antillaise a pu être galvaudée »…Par qui ?

PHILIPPE LAVIL : Je ne veux pas citer de noms. Mai après l’émergence de vrais artistes comme Kassav’ ou Malavoi sur la scène française, les spécialistes des « coups » se sont dit que, si ça marchait, ils pouvaient faire pareil. On s’est alors retrouvé avec des trucs hybrides, loin de l’authenticité, et qui racontaient n’importe quoi, comme cela avait été le cas auparavant avec la musique brésilienne.

- Mais n’avez  vous pas été le premier à utiliser des tempos antillais ?

- Attention, moi, j’avais envie de chanter des choses de chez moi ! Ma famille est de là-bas, j’ai parlé le créole en même temps que le français : mes parents n’étaient pas de ceux qui jugeaient cette langue vulgaire… Quand je me suis retrouvé à Paris, vers 14-15ans, je me baladais avec mes disques antillais sous le bras et tout le monde se marrait !

- Continuez-vous à suivre, hors la musique, la culture antillaise ?

- Quand je lis la Chronique des Sept Misères, de Patrick Chamoiseau, je retrouve à chaque page une odeur différente. Comme quand je traînais  sur les marchés et que je voyais les « jobeurs » faire leurs petits boulots : ranger les étals, les sacs de toile, les gros paniers d’osier… J’aime aussi Raphaël Confiant, Edouard Glissant : c’est une littérature très particulière à cause de l’influence d’Aimé Césaire, avec sa poésie de maître, parfois ésotérique. Je suis heureux de cette explosion littéraire et musicale antillaise. J’aimerais aussi que la peinture, que le cinéma bougent : à force, on y arrivera…

- Quelles sont les musiques qui vous ont bercé ?

- Nous écoutions la salsa sur Radio-Cuba et, sur nos radios en ondes moyennes, la musique antillaise : le père d’Eddy Louiss, et aussi el clarinettiste Barrel Coppet… Nous n’avions pas de disques : notre premier électrophone correct date de 59… Les ondes moyennes proposaient aussi beaucoup de jazz, Glenn Miller, Ellington, Basie. Paul Rosine, le compositeur de Malavoi, a certainement dû en tenir compte… Côté musique classique, mon grand-père parternel aimait Brahms, Chopin… Mais ni Ravel ni Rachmaninov : trop modernes…

Le rock est venu après, à Paris. En écoutant Europe N°1, j’ai craqué sur les musiques de mon âge : les Beatles, les Stones, Cream, Led Zeppelin, Crosby, Stills, Nash and Young… Des sons qui ont marqué notre génération et qui continuent à impressionner les jeunes. J’écoutais tout. Je crois qu’il y avait à l’époque moins de secretarisme entre les genres que de nos jours : dans les boums, on mettait Cream, et ensuite  « Aline »…

- Avez-vous souffert de ce secretarisme ?

- Il est difficile de se défaire des étiquettes que l’on vous a collées : on est tellement beau quand ça marche, et tellement laid quand ça marche pas…

- Quelles autres leçons retenez-vous de vingt-cinq ans de carrière ?

- Que le marketing, les prévisions de vente, tout ça ne tient pas la route. J’ai les placards bourrés d’albums magnifiques d’inconnus qui n’ont eu aucune audience, on ne sait pas pourquoi. Il y a un jour un besoin de magie, une magie qui parle aux uns et pas aux autres. Je ne veux surtout pas rentrer dans les stratégies, les plans de carrière : tout est permis dans notre profession et on n’en profite pas assez. Mon seul plan de carrière, ce sont les poils qui se soulèvent dans la chemise. C’est l’émotion. J’ai appris à faire attention à cet indéfinissable : je souris quand j’ai une jolie phrase, musicale ou textuelle. Et ça me donne envie de continuer.

- Avec votre album De Bretagne ou d’ailleurs, en 90, vous commencez à écrire des textes…

- J’ai beaucoup changé au moment de la mort de mon  père, en 1989. Voilà quelqu’un que j’ai toujours connu, et ça s’arrête. J’ai commencé à me poser des questions sur mes ascendants. Cet album a été un exutoire : une chanson y est dédiée à mon père, une autre à mon petit garçon, né en 1988. Si j’ai envie d’écrire plus de textes, c’est pour des raisons autobiographiques. Mais je suis un auteur amateur, à côté d’Etienne Roda-Gil ou de Boris Bergman…

- Vous avez aussi sélectionné vos auteurs : Bergman, justement, Sam Brewski alias Jean-Jacques Goldman, Bernard Droguet…

- Nous étions ensemble  avec Jean-Jacques chez WEA, quand il chantait avec Thaï-Phong. En 83, nous avons renoué des contacts. Il m’a témoigné une amitié, une fidélité sincère. A l’été 92, il a écouté la mise à plat de mon futur album et nous avons parlé. Des critiques attentives. Quinze jours après, sans prévenir, il m’envoyait « Comme un tout p’tit bébé » : un joli mélange de fantasmes divers et pervers ! [Rire] A part l’album d’Hallyday, c’était la première fois qu’il écrivait pour quelqu’un d’autre.

Avec Droguet, c’est différent : j’aime bien préparer un album avec quelqu’un, oser lui dire  « je n’y arrive pas ». Quant à ma rencontre avec Boris Bergman, pour mon dernier album, nous avons joué Pudeur rencontre Pudeur : nous avions envie de travailler ensemble, sans le dire. Je l’ai appelé pour finir deux textes… Et c’est les trois premières phrases qu’il a trouvées. Tout suite… je lui ai dit : « Vas-y », et cela a donné « Presqu’il », puis « Question de cage »…

- Justement, ce dernier disque est bizarre, avec ses reprises…

- J’avais envie de faire une scène. L’idée a été de réaliser l’album de mon spectacle avant mon spectacle, en studio, avec peu de musiciens. Trois nouveaux titres, douze nouvelles versions, pour rendre à des morceaux un sens qui avait parfois été perdu par une orchestration. Nous avons travaillé pendant un mois. C’est peut-être de la nonchalance, c’est certainement la volonté de prendre du recul. Et puis, je n’ai pas envie de mourir jeune : il faut déstresser un peu…

Propos recueillis par Jean-Claude DEMARI